La chanson de la semaine

lundi 21 mars 2011

A Portrait's Gallery

Vous ai-je déjà dit tout le bien que je pensais de Jack The Ripper? Il est plus que temps, avant que les mémoires ne flanchent, de faire une piqûre de rappel. Qui se souvient en effet de ce groupe français hors du commun et magnifique ? Il vaudrait la réédition pour l'ensemble de sa trop courte œuvre, mais au lieu de cet honneur si commun, l'oubli, le sombre néant, les menace - l'ordure!
Ces rêveurs fin-de-siècle ont pourtant inventé le plus intrigant des paysages fantasmatiques. On pourrait le situer sur la carte entre le Londres criminel de l'éventreur et le Paris populaire de 1900, bien qu'il s'y ajoute encore le charme coquet d'un luxe de faussaire. Dans ce petit théâtre de marionnettes renfermé et unique, ce cabaret imaginaire où valsent des ombres défuntes, ce cirque où s'exhibe la face difforme du monde, Jack The Ripper donne sa folle représentation, titube, chancèle, tient le rythme, mène la danse... Musicalement, c'est Yann Tiersen avec un grain de folie, mais Tom Waits sans le grain de voix. Le chanteur a un organe fluet mais ce qu'il en fait vaut le détour. Son charisme, trouble, est incontestable. Il éclate dans Party In Downtown, à la limite de la rupture psychotique. "Quel est donc ce monde derrière le miroir?" se demande-t-on à l'écoute d'un des seuls disques qui méritent vraiment l'appellation "psychédélique" (= révélateur de l'âme).
Mais surtout, écoutez A Portrait's Gallery. Ecoutez Jean Marrais, dans le rôle de la Bête, terrible, rendre sa sentence inexorable. Ecoutez comme ces paroles, cueillies hors de leur contexte comme une rose du jardin destinée à l'herbier, exhalent une poésie pure; comme elles sont ingénieusement replantées dans le treillage de la musique; et dites-moi si Jack The Ripper ne vaut pas mieux que sa réputation mineure.

I'm Coming (Jack The Ripper)

mercredi 16 mars 2011

Last Of The Country Gentlemen

Si jamais on voulait donner au béotien une idée de ce qui est "culte", Lift To Experience serait le modèle parfait: voué à l'anonymat, ce groupe texan n'a sorti qu'un album ("culte" bien évidemment) et présente l'immense avantage d'être emmené par un leader tortueux, qui déclame des chansons bibliques sur fond de guitares accidentées. Ce petit côté "Mythe des origines", associé à un décors de Far West, en fait bien sûr un objet de délectation pour tous ceux qui admirent le Gun Club et Nick Cave. Josh T.Pearson risque d'ailleurs, par l'unique album de son groupe et son silence éloquent, de rejoindre Jeffrey Lee Pierce dans la légende des grand torturés. Là, on nage dans le cultissime le plus patenté, avec un relent de romantisme morbide en sus. Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin dans la définition du culte: ce qui l'est aussi, c'est malheureusement cette aridité de l'œuvre, son abord décourageant et fatigant. Comme Slint, culte entre tous, Lift To Experience tisse ses morceaux comme une longue toile monotone. Le bruit des guitares électriques ne surprend pas: il se répète inlassablement. On baille parfois aux corneilles, et la voix, qui évoque Jeff Buckley, n'y change rien: le rendu est trop brouillon. Et cependant le fan adhère comme à un papier colle-mouches, il semble même éprouver un vertige d'émotions palpitantes, a l'impression, enfin, d'entendre un manifeste unique resté lettre morte. Il a peut-être raison; il est difficile, là où je me situe, soit 10 ans plus tard, d'évaluer justement l'incidence d'un tel disque lors de sa sortie, sur des esprits remplis des sons d'il y a dix ans. Le contexte était différent: Kid A, Air, Sigur Ros, Death In Vegas formaient le monde de l'époque. The Texas-Jerusalem Crossroads, rien que par son titre, devait fortement dénoter. Aujourd'hui, pour dire mon sentiment, c'est une ruine. Mais rien n'est perdu.


En effet, le leader du groupe vient de sortir un nouveau disque. Bien sûr, la critique s'est ruée dessus comme sur le saint Graal. Cette fois, il ne s'agit plus de rock alternatif. Fi des larsens et de la batterie: Josh T.Pearson n'a pas fait faux bond à l'évolution typique des yankees résidant au cœur des terres et qui en reviennent toujours à la country de leur enfance.
 
Il est difficile pour un européen de s'imaginer le pouvoir de suggestion que garde ce style de musique aux Etats-Unis. Par musique, j'entends en fait "chanson". Les danses avec fiddles sont bel et bien tenues pour ringardes. La chanson, elle, résiste. De plus, celle d'aujourd'hui a cette identité floue et instable qu'elle doit au monde moderne. La musique n'y tient plus qu'une place congrue, celle d'un accompagnement (parfois laissé à l'abandon comme des herbes folles) qui soutient des paroles tournées vers l'intériorité et l'amour, quand la country classique, avec sa rigueur de métronome, était au contraire empreinte de réalisme social. La tradition a donc accompagné en douceur les changements d'époque. Reste que pour le non anglophone, ce genre est très frustrant. Mais il y a la voix, l'argument fort. Quand on ne comprend pas les paroles, elle en donne au moins la tonalité. On ne sait pas où va le vent, mais on le sent passer. C'est déjà beaucoup. Je parle bien sûr d'une country plus actuelle qu'antédiluvienne, mais qui donne malgré cela l'impression de venir d'un autre temps, car tel est le sort de cette sorte de musique que d'être vouée au passé. Le titre de Pearson à cet égard est significatif: Last Of The Country Gentlemen, et on pourrait ajouter: last of the country records, tant cet improbable revenant, qui ne connait pas le rasoir électrique, semble sortir des tréfonds de l'Amérique, grand oublié de la Ruée vers l'or, dernier représentant d'une espèce en voie d'extinction. Voilà, quand je parlais de sérieux, il se pose là. Mais ici prend fin l'ironie, car il faut avouer que son nouvel album, aussi long soit-il (58 minutes pour 7 chansons), contient deux moments d'expression de grande beauté, que la presse ne manquera pas de taxer de sincérité. Et pour une fois, elle n'aura peut-être pas tort. Bien que la sincérité soit un concept en trompe-l'œil, Josh T.Pearson, le temps de deux chansons, nous fait croire à la sienne, à quelque chose d'incandescent qui ne peut pas relever du mensonge ni même du simple artifice esthétique. Entre l'acteur qui joue son rôle et celui qui, par hasard, se trouve le vivre (Molière mourant en malade par exemple), il y a une différence qui n'est pas toujours sensible, mais ici elle l'est. Ces deux chansons ont pour nom Thou art loosed et Country Dumb. Evidemment, la connaissance des paroles s'impose pour les apprécier pleinement. Voici une ligne de Country Dumb:

"I come from a long line in history of dreamers
We are failures each and every one
We're the kind who always need a saviour
The kind who play country dumb" 

Et puis, une autre encore, assez vraie:

"We're the kind who have 10 000 would-be-great, ungrateful, too-long, run-on-songs"

samedi 12 mars 2011

Daniel Clowes

Avoir lu à 18 ans Caricature, de Daniel Clowes, a ruiné toutes mes chances d'élévation sociale. Depuis, je suis un jean-foutre.


J'avais à choisir entre surmonter ma paresse ou lanterner; cela fut vite décidé: anticipant grâce à Clowes l'échec de tout effort, je résolus de n'en faire jamais. Son œuvre, avec ses loosers en série, son ton désabusé, amer, et leurs lèvres tombantes, m'a conforté trop tôt dans le scepticisme. Je n'avais rien vu de la vie et je me croyais déjà décillé...



Ce pessimisme naquit en moi de diverses conjectures - l'adolescence, un naturel végétatif et sombre -, mais il fut dès lors alimenté par une source extérieure... Il n'en fallait pas plus. Ce type était l'exemple même de la loose. Chacun de ses personnages le dénonçait. A un point où on pouvait se demander si ce n'étaient pas des autobiographies déguisées. Après, le moyen de croire à la réussite?

Tout ça pour dire que "tout est sa faute". Parfaitement.

Cela dit, je m'en suis remis une couche en lisant Wilson.



Qui est ce Wilson? C'est tout d'abord un personnage antipathique, presque haïssable avec tout son bardas de sentences prétentieuses. Ce qui le rend si odieux, c'est d'incarner le type même de l'intello qui refoule sa jalousie derrière des remarques fielleuses, le revanchard secret qui répand gratuitement son venin. Je comprend les jalousies franches, les haines déballées, et j'aurais préféré cela. Mais la façon qu'il a de harceler son monde pour mieux se venger de ne pas être au centre des attentions est parfois pénible. Au début, j'ai cru que Daniel Clowes, pour la première fois, était à mille lieux de moi. J'avais rejeté avec dégoût le délire narcissique des loosers. Mais au fil des pages, Wilson fait des efforts pour reconstruire sa vie sainement. Les déboires qu'il rencontre le rendent alors digne de pitié. Plus il s'intéresse à sa propre vie, moins il paraît égocentrique (paradoxe d'ailleurs très courant: tandis que les donneurs de leçon sont pourvus d'un ego tentaculaire, ceux qui s'occupent de leurs oignons font preuve d'humilité).
Cette BD ne va pas faire grand chose pour embellir la vie, mais peut-être qu'on peut aussi la prendre comme un contre-exemple salutaire: ne surtout pas devenir Wilson sera votre nouveau mot d'ordre.

samedi 5 mars 2011

The Threshing Floor

"Il y a des chanteurs qu'on écoute en pensant qu'ils sont, eux, des hommes véritables. Sans qu'on sache au juste le pourquoi de cette discrimination révoltante et injustifiée."
C'est en substance ce que j'écrivais la dernière fois que j'écoutais Just A Mexican Love, une reprise de Jeffrey Lee Pierce (dont j'ai d'ailleurs à peu près la même opinion) par David Eugene Edwards, accompagné de Crippled Black Phoenix. Et je ne doute pas un instant que mon sentiment ne soit partagé. Peut-être confusément, peut-être de façon subconsciente, l'idée vous a effleuré que le chanteur de 16 Horsepower et Woven Hand était plus mâle que d'autres. Je ne parle pas de cette virilité machiste et libidineuse, que l'opinion populaire se représente parfois sous les traits du mauvais garçon. Je ne fais pas non plus référence aux faunes, aux satyres, aux ventres bedonnant remplis de bières, aux joyeux drilles moustachus. Je pense au contraire à cette virilité tragique de l'homme en prise directe avec le Ciel, à une affirmation de soi tendue et combattive, à la force de conviction qu'imposent parfois une voix, une présence. Alors qu'une grande partie de la pop n'exprime rien d'autre que le joyeux pouvoir d'achat, se contentant de véhiculer les fantasmes qui garantissent la consommation des biens superflus, David Eugene Edwards, de plus en plus isolé, continue d'irradier de sa présence des disques confidentiels, de creuser obstinément un même sillon, séparant le bon grain de l'ivraie (le threshingfloor est le lieu de battage, en agriculture), s'égarant aussi dans ses obsessions parfois, parce qu'il poursuit une quête musicale le menant aux confins du monde connu, dans des lieux désertés du commun des mortels (les paroles, à cet égard, sont sibyllines). Alors, son message, à décrypter, devient un hiéroglyphe. Il perd des fans, peut-être, mais obtient des autres un soutien indéfectible, même quand celui-ci est teinté d'une inévitable nuance: on ne peut pas être en harmonie totale avec un être qui s'exprime librement.

Il y a pour moi un paradoxe à écouter, inlassablement, Woven Hand: loin, très loin de mes propres non-convictions philosophiques, la foi de DEE pourrait - devrait, même - me laisser sur le carreau, voire m'horripiler. Il n'en est rien. Au contraire, j'y reviens souvent avec un plaisir trouble, une fascination - au sens fort du terme, celui qui partage avec le fascisme un sème commun.
Cela s'explique. Bien qu'il soit chrétien et donc, j'imagine, bien qu'il pose quotidiennement en homme d'espérance, d'amour et de sagesse, DEE garde un esprit assez sombre, marqué par des forces obscures et irrationnelles. A coté du calme des troupeaux rôde le loup solitaire. Mêlé au bon grain, l'ivraie. Comment un homme de foi peut-il extraire de lui un or aussi noir? L'opinion commune veut que la croyance émane de névroses morbides, qu'elle se mue en répression mortifère de la vie. Mais c'est une opinion commune. Une simple opinion de comptoir, vague legs de Nietzsche et, peut-être, de la psychanalyse. Au contraire, il me semble qu'un homme de foi professe, à travers le message du Christ, l'amour, la lumière et l'espoir, non la tristesse. Un chrétien, logiquement, devrait donc être un chanteur de louanges. Il est vrai que DEE l'est un peu, par moments. Mais sa musique, sa voix même, le contredisent. L'influence médiévale, forcément connotée par la conception obscure et inquiétante que l'on s'en fait, y est peut-être pour quelque chose. Musicalement, c'est la face austère du christianisme. Pour tout vous dire, un christianisme qui se sentirait plus concerné par l'enfer que par le paradis.
C'est pour cette raison que Woven Hand, comme 16HP en son temps, exerce sur moi cette fascination toujours intacte. D'une part, une œuvre forte nous tient naturellement en respect, quoiqu'on pense d'elle, de l'autre, celle de DEE gagne des replis cachés de ma conscience, où croupissent, tapis dans l'ombre, les résidus d'une mémoire ancestrale, comme si j'avais accumulé des images vieilles de deux mille ans, des craintes de damnation, des élans soudains vers la rédemption... Cette hypothèse, je l'avoue, est hallucinogène et complètement farfelue. Mais elle continue de me troubler.

Son album, puisqu'il faut bien aussi en dire deux mots, est à la fois semblables aux précédents, par son inspiration et son climat, que dissemblable. La nouveauté réside dans les choix de production. Le mot est étrange à écrire, dans une chronique de Woven Hand. Je n'ai pas le souvenir que 16 HP se soit beaucoup soucié de produire, par exemple. Mais The Threshing Floor est un album qui se distingue par le travail apporté aux tessitures sonores, même si le rendu est un peu flou. La voix, notamment, semble noyée. Quand on sait l'importance qu'elle revêt, on se dit que c'est une bourde. Pourtant, l'ensemble tient la route et surprend même en bien, comme "His rest", chanson contemplative et envoutante, qui est l'aboutissement de ce travail d'expérimentation sonore, ou encore l'excellent "Denver City", morceau de rock doucement psychédélique et radieux, issu du mouvement qu'on a appelé Denver Sound. 
The Threshing Floor a moins d'impact que Ten Stones, un disque rutilant et moins intimiste, mais dans la discographie de Woven Hand l'important n'est pas tant l'accomplissement que l'idée de continuité. On trouve donc un bienfait à l'écoute de cet album comme à l'écoute de ceux qui ont précédé.



vendredi 4 mars 2011

l'instant débile du jour

Je viens de mater la vidéo de Pull Shapes. Délicieuse sucrerie, souvenir d'une époque pas si lointaine où les Pipettes incarnaient une forme de sensibilité post-moderne. On prisait alors le kitsch et le vintage le plus ringard avec le masque trompeur de l'ironie, cachant le premier degré dont on ne se voulait plus dupe mais qui continuait malgré tout à alimenter un fantasme sincère, et peut-être douloureux, de candeur juvénile. Ce n'est pas tout, on enfouissait sa nostalgie pour un présumé âge d'or derrière un sourire délibérément niais et l'exacerbation fausse de la joie. Derrière cette peinture de candeur, à laquelle on feignait de savoir qu'il ne fallait pas croire, il y avait une candeur encore plus profonde: celle d'y croire malgré tout et peut-être encore davantage que d'autres. Telle fut la jeunesse de certains, certaines. Trop vieux, déjà, car jamais tout à fait jeune, je ne me suis pas tant amusé que ça, mais je partage un peu ce vieux rêve confortable et guimauve qui fait croire qu'on aura nous aussi notre heure de chance, de joie, et qu'on finira comme toutes les générations avant nous : en stéréotype.

A part ça, elles ont sorti un nouveau disque l'an passé je crois. Mais, à dire vrai, je ne compte pas l'écouter.