La chanson de la semaine

mardi 17 août 2010

Les Contemplations


1 - Les deux faces de la lune

Halte là, moqueurs, condescendants, arrogants de toute espèce. Il y a bien un arrière-plan aux apparences. Vous en doutez peut-être. Vous avez lu Nietzsche. Vous faîtes les esprits forts, que la métaphysique n'impressionne plus; vous vous riez des profondeurs, de ce qui demeure caché sous la surface des choses. La sagesse populaire, avec ces platitudes recuites et ses fades ritournelles, vous impatiente. Pour le surplus, vous êtes gênés, autant qu'agacés, à chaque fois qu'on vous débite toutes ces sornettes. C'est que vous avez pitié des esprits faibles autant que vous haïssez ceux qui sont fumeux et entortillés. Mais lisez-bien ce qui va suivre. Il se pourrait que votre opinion change.

Il y a bien un arrière-plan aux choses du monde, et la musique, plus que tout, en est la preuve matérielle. Pour ma part, c'est la chanson The River qui me l'a révélé. Pj Harvey en est l'auteure. Jusqu'alors, je pensais la musique comme une chose unie et qui se livre d'un coup, car tous les sons se donnent en même temps à l'oreille sans qu'aucun ne puisse se dérober. Il me semblait même que la musique, avec son charme superficiel, qui nous ravit sans délivrer de message (mais est-ce si sûr?), était l'expression d'un culte des apparences.
Mais The River est une chanson sournoise. Elle est traître comme l'eau calme. La première écoute ne révèle rien de curieux. Le piano suggère, par touches impressionnistes, une vague musique d'ambiance, douce et apaisante. Une légère inquiétude, peut-être, pour qui a prêté l'oreille, suscite le doute, hérisse les sens, comme alarmés par un signal occulte. Mais c'est la seconde écoute qui perce le voile. Derrière la mélopée il y a comme un roulement. Ce sont les basses. Elles simulent le courant profond de la rivière, celui qui emporte le baigneur inconscient et le noie. Plus les écoutes se multiplient, plus le malaise - somme toute agréable, désirable - grandit. C'est qu'il y avait quelque chose derrière l'innocence factice de cette musique, derrière son calme plat.

L'oreille ne capte pas tout. Ou plutôt, elle capte tout, mais elle isole les sons les plus proches ou les plus flagrants pour laisser les autres dans la confusion. Il nous faut "disséquer" la musique, fragments par fragments, pour pénétrer, au fil des écoutes, toutes ses strates, et en dernier lieu seulement la strate la plus profonde, celle qui fait comme un infrason dans l'ambiance locale. Peut-être n'appréciez-vous pas cette habitude qui consiste à analyser la musique comme un puzzle au lieu de la prendre dans son ensemble, elle qui emporte l'adhésion par une impression générale. Mais ce que vous ne faîtes pas par vous-mêmes, votre oreille le fait pour vous - que cela vous plaise ou non. Au restaurant, où des petits groupes de paroles se forment, l'oreille circule de l'un à l'autre, en isolant à chaque fois les fréquences qui permettent d'identifier tel ou tel groupe et de rejeter les autres dans l'obscurité. Vous entendez toutes les discussions mais vous n'en écoutez qu'une. Il en va de même pour la musique où les instruments sont comme autant de groupes qui discutent: votre oreille façonne le son d'une guitare, puis celui de la basse, de la batterie... Mais l'ordre de la découverte n'est pas aléatoire, il est prémédité par ceux qui, au mixage, ont choisi quels seraient les instruments dominants. La basse d'une chanson comme the River, tout en bourdonnant en fond sonore de façon continue, ne peut apparaître clairement à la conscience qu'au bout d'un certain temps d'accoutumance. Et c'est ainsi que la musique, qu'on croit "unie", se divise en apparence et en fond, dans l'ordre où l'oreille appréhende les choses.

The River me plait parce qu'elle tend ces deux faces, l'une lumineuse, l'autre obscure, jusqu'à la contradiction. C'est ce qui la rend à la fois indécise et profondément inquiétante.

2 - pour l'amour du monde

L'album Out Of Season est l'un des plus beaux au monde. Sorti en 2002, alors que le public avait les oreilles ailleurs, il n'a, huit ans plus tard, pas pris une ride. Beth Gibbons y chante mieux que jamais. Geoff Barrow lui-même en fut dépité. C'est qu'elle avait gardé le meilleur pour elle.
Vous ne trouverez pas sur Dummy une telle liberté de ton, une telle intimité avec le monde, un sentiment de recueillement et de confidences aussi profond. La voix de Beth Gibbons miroite, elle a des éclats subits qui scintillent puis disparaissent. C'est une flamme fragile, vacillante. Elle est toute proche; jamais disque ne fut plus proche de son auditeur. Sa proximité est telle qu'il ne peut ensuite que se replacer à distance raisonnable. Ce sont en fait ses premières minutes qui s'insinuent dans notre âme et révèlent, jusqu'à l'impudeur, son amour de la vie. Quand elle chante "God knows how I adore life/When the wind turns on the shore lies another day/I cannot ask for more", il me semble qu'elle va plus loin dans l'épanchement que n'importe quelle chanson voyeuriste. Toute haine de la religion devient vaine: admiratif, apaisé, on laisse tomber les armes. On écoute; l'incrédulité un instant cède la place à la reconnaissance. On admet volontiers qu'elle dit vrai, pour elle-même, car sa voix emporte la conviction. Un tel moment n'a pas d'équivalent en 50 ans de musique folk.

Ce n'est pourtant pas la chanson que je préfère sur Out Of Season. Il y a, sinon plus original, au moins plus épique. Funny Time Of Year, pour ceux qui ont la chance de posséder l'album dans sa version limitée, est une véritable stridence, une pulsion électrique, un début d'orage dans la nuit. Il faut saluer le talent de Paul Webb, qui n'a rien oublié de son expérience avec Talk Talk. Dire le moins pour signifier le plus reste le mot d'ordre. Jouer avec le silence, s'appuyer sur les vides pour mettre les pleins en relief, augmenter les contrastes, tel est l'art poétique de Paul Webb, qui avec seulement quelques sons de guitare nourris d'effets impressionne par sa maîtrise de la tension dramatique, son intuition des moments forts.

Ouvrage presque parfait, inoubliable, Out Of Season est comme la pointe d'une montagne noyée dans le brouillard: elle est fine, discrète et moins visible que sa base, mais elle culmine au plus haut point d'altitude. Ainsi, Out Of Season ne représente-t-il dans les charts qu'un disque mineur, alors que dans nos cœurs il est incomparable.

**************************************************************************************

Is This Desire, Pj Harvey, 1998

Out Of Season, Beth Gibbons & Rustin'Man, 2002

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire