"Il y a des chanteurs qu'on écoute en pensant qu'ils sont, eux, des hommes véritables. Sans qu'on sache au juste le pourquoi de cette discrimination révoltante et injustifiée."
C'est en substance ce que j'écrivais la dernière fois que j'écoutais Just A Mexican Love, une reprise de Jeffrey Lee Pierce (dont j'ai d'ailleurs à peu près la même opinion) par David Eugene Edwards, accompagné de Crippled Black Phoenix. Et je ne doute pas un instant que mon sentiment ne soit partagé. Peut-être confusément, peut-être de façon subconsciente, l'idée vous a effleuré que le chanteur de 16 Horsepower et Woven Hand était plus mâle que d'autres. Je ne parle pas de cette virilité machiste et libidineuse, que l'opinion populaire se représente parfois sous les traits du mauvais garçon. Je ne fais pas non plus référence aux faunes, aux satyres, aux ventres bedonnant remplis de bières, aux joyeux drilles moustachus. Je pense au contraire à cette virilité tragique de l'homme en prise directe avec le Ciel, à une affirmation de soi tendue et combattive, à la force de conviction qu'imposent parfois une voix, une présence. Alors qu'une grande partie de la pop n'exprime rien d'autre que le joyeux pouvoir d'achat, se contentant de véhiculer les fantasmes qui garantissent la consommation des biens superflus, David Eugene Edwards, de plus en plus isolé, continue d'irradier de sa présence des disques confidentiels, de creuser obstinément un même sillon, séparant le bon grain de l'ivraie (le threshingfloor est le lieu de battage, en agriculture), s'égarant aussi dans ses obsessions parfois, parce qu'il poursuit une quête musicale le menant aux confins du monde connu, dans des lieux désertés du commun des mortels (les paroles, à cet égard, sont sibyllines). Alors, son message, à décrypter, devient un hiéroglyphe. Il perd des fans, peut-être, mais obtient des autres un soutien indéfectible, même quand celui-ci est teinté d'une inévitable nuance: on ne peut pas être en harmonie totale avec un être qui s'exprime librement.
Il y a pour moi un paradoxe à écouter, inlassablement, Woven Hand: loin, très loin de mes propres non-convictions philosophiques, la foi de DEE pourrait - devrait, même - me laisser sur le carreau, voire m'horripiler. Il n'en est rien. Au contraire, j'y reviens souvent avec un plaisir trouble, une fascination - au sens fort du terme, celui qui partage avec le fascisme un sème commun.
Cela s'explique. Bien qu'il soit chrétien et donc, j'imagine, bien qu'il pose quotidiennement en homme d'espérance, d'amour et de sagesse, DEE garde un esprit assez sombre, marqué par des forces obscures et irrationnelles. A coté du calme des troupeaux rôde le loup solitaire. Mêlé au bon grain, l'ivraie. Comment un homme de foi peut-il extraire de lui un or aussi noir? L'opinion commune veut que la croyance émane de névroses morbides, qu'elle se mue en répression mortifère de la vie. Mais c'est une opinion commune. Une simple opinion de comptoir, vague legs de Nietzsche et, peut-être, de la psychanalyse. Au contraire, il me semble qu'un homme de foi professe, à travers le message du Christ, l'amour, la lumière et l'espoir, non la tristesse. Un chrétien, logiquement, devrait donc être un chanteur de louanges. Il est vrai que DEE l'est un peu, par moments. Mais sa musique, sa voix même, le contredisent. L'influence médiévale, forcément connotée par la conception obscure et inquiétante que l'on s'en fait, y est peut-être pour quelque chose. Musicalement, c'est la face austère du christianisme. Pour tout vous dire, un christianisme qui se sentirait plus concerné par l'enfer que par le paradis.
C'est pour cette raison que Woven Hand, comme 16HP en son temps, exerce sur moi cette fascination toujours intacte. D'une part, une œuvre forte nous tient naturellement en respect, quoiqu'on pense d'elle, de l'autre, celle de DEE gagne des replis cachés de ma conscience, où croupissent, tapis dans l'ombre, les résidus d'une mémoire ancestrale, comme si j'avais accumulé des images vieilles de deux mille ans, des craintes de damnation, des élans soudains vers la rédemption... Cette hypothèse, je l'avoue, est hallucinogène et complètement farfelue. Mais elle continue de me troubler.
Son album, puisqu'il faut bien aussi en dire deux mots, est à la fois semblables aux précédents, par son inspiration et son climat, que dissemblable. La nouveauté réside dans les choix de production. Le mot est étrange à écrire, dans une chronique de Woven Hand. Je n'ai pas le souvenir que 16 HP se soit beaucoup soucié de produire, par exemple. Mais The Threshing Floor est un album qui se distingue par le travail apporté aux tessitures sonores, même si le rendu est un peu flou. La voix, notamment, semble noyée. Quand on sait l'importance qu'elle revêt, on se dit que c'est une bourde. Pourtant, l'ensemble tient la route et surprend même en bien, comme "His rest", chanson contemplative et envoutante, qui est l'aboutissement de ce travail d'expérimentation sonore, ou encore l'excellent "Denver City", morceau de rock doucement psychédélique et radieux, issu du mouvement qu'on a appelé Denver Sound.
The Threshing Floor a moins d'impact que Ten Stones, un disque rutilant et moins intimiste, mais dans la discographie de Woven Hand l'important n'est pas tant l'accomplissement que l'idée de continuité. On trouve donc un bienfait à l'écoute de cet album comme à l'écoute de ceux qui ont précédé.
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