La chanson de la semaine

lundi 6 avril 2009

Des chansons en or (1) - Crazy Man Michael

Une rubrique qui s'ouvre. Peut-être la plus importante. Depuis qu'internet permet à tout le monde d'écouter de la musique gratuitement (de façon légale ou pas), la notion d'album perd quelque peu de sa pertinence. Ajoutons à ce phénomène l'émergence du lecteur mp3, l'i-pod, et sa segmentation parcimonieuse de la musique. Chacun se crée sa compil' et d'un coup des albums complets se trouvent déplumés. Le remplissage n'a vraiment plus de place. L'inconvénient, c'est que les artistes sont condamnés à l'immédiateté: les morceaux qui prennent du temps à se savourer sont vite éliminés alors qu'une écoute attentive du disque intégral permet de leur laisser la chance d'éclore. Nous ne parlerons pourtant pas de ces semi-réussites, qui jalonnent souvent les meilleurs disques, mais, en partie par goût de l'excellence, en partie par désir d'aller à l'essentiel, des chansons en or, celles qui justifient l'amour qu'on a pour un groupe ou un artiste, en dépit de carrières en dents de scie.
La première d'entre elle ne sera pas américaine, contrairement à ce que la ligne directrice du blog donnait à croire. Le folk anglais correspond par ailleurs à la véritable et lointaine origine de toutes les musiques folk anglophones, y compris la musique traditionnelle américaine qui n'aurait pas vu le jour sans un croisement entre les rythmes africains (dont la présence s'explique évidemment par la traite des esclaves noirs) et les mélodies irlandaises importées par les colons. Au moment où, dans les années 60, l'Amérique connaissait un revival folk, souvent contestataire (Dylan, Hardin, mais auparavant Seeger, Adams...), l'Angleterre elle aussi commençait à revisiter son héritage populaire. Aujourd'hui, ce genre d'initiatives serait en France vite déconsidéré pour cause de régionalisme, ce qui n'augure généralement rien de bon sur le plan politique, mais à l'époque les figures de la scène folk sont progressistes et redonnent vraiment un coup de neuf à cette musique ancestrale. Cependant cette scène devient elle-même l'occasion d'un certain purisme, que Dylan met à mal par l'électrification de la guitare. Les Byrds avaient ouvert la voie avec la reprise de "Mr Tambourine Man", sans compter, en Angleterre, le mémorable tube des Animals, "the house of the rising sun". Le folk-rock vient de cette électrification de la musique folk. En Angleterre, à la suite des Byrds, c'est toute une génération de groupes, dont sont issus quelques fameux guitaristes (Bert Jansch, John Renbourn et, surtout, Richard Thompson), qui se lance dans ce style électro-acoustique. Evidemment, tradition oblige, les airs irlandais sont à l'honneur. Un peu trop peut-être. Après quelques années seulement, Fairport Convention, le groupe phare de cette scène anglaise, s'éloigne de ses influences premières (B.Dylan, Byrds, L.Cohen, G.Clark, T.Buckley...) pour s'engouffrer dans l'adaptation quasi exclusive d'airs folkloriques, sous l'influence conjointe de la chanteuse Sandy Denny, de Richard Thompson et du violoniste Dave Swarbrick. Cela donne, pour commencer, l'album Liege and Lief, le dernier de la période moderne et en même temps celui qui entame la carrière dans la musique traditionnelle. Album charnière, parfois légèrement envasé dans les flonflons à l'irlandaise, mais encore brillant et surtout illuminé par l'association des deux virtuoses et de la chanteuse. Les albums suivants étant pénalisés par des changements d'effectifs, je n'en parlerai pas. la carrière du groupe, pour moi comme pour beaucoup de fans, s'arrête là. C'est sur Liege and Lief qu'on trouve le chant du cygne de cette période de grâce: "Crazy Man Michael". D'autres auraient choisi le plébiscité "Matty Groves", mais "Crazy Man Michael" est plus court, plus condensé, il ne s'égare jamais, et surtout, c'est un pur moment de mélancolie. Les notes du livret (pour la réédition) rendent hommage aux archivistes Cecil Sharp et Francis James Child, qui ont tous deux largement contribué, à la fin du XIXème, à la résurgence de la musique folklorique anglaise. C'est peut-être dans ces recueils de chanson qu'ont puisé les membres de Fairport Convention; pour autant "Crazy Man Michael" n'est pas l'adaptation d'un air ancien, mais une composition neuve, qu'on doit autant à Richard Thompson (qui avait déjà prouvé ses talents de compositeur sur, par exemple, "Meet on the Ledge") qu'à Dave Swarbrick, dont le solo de violon a touché ma fibre sensible d'une façon très particulière, semblant ramener à la mémoire une vie qu'on n'a pourtant pas vécue. La guitare électrique n'égrène ensuite que quelques notes, mais couplées aux arpèges de la guitare acoustique qui, à ce moment, se densifient, cela donne quelque chose d'infiniment beau et spirituel. Les paroles sont visiblement allégoriques, bien que je ne comprenne pas tout, mais, comme on sait peut-être, je n'accorde pas tellement d'importance au sens des mots. J'écouterais de la chanson française si c'était le cas. La musique et le texte sont deux dimensions différentes dont j'ai souvent du mal à tisser les liens: d'un coté, une poussée émotive, biologique presque, de l'autre un rapport intellectuel aux mots. Le mariage n'est pas toujours consommé. Je crois qu'il l'est pour "Crazy Man Michael". Bien sûr, la tension dramatique du texte, sa noirceur gothique également, ne sont pas directement évoquées par la musique, plutôt contemplative et doucement planante. Mais la tristesse de l'accompagnement indique sans conteste que quelque chose s'est perdu qui sera sans retour; le fruit est gâté. Or c'est bien d'un acte irrémissible dont il est question, pour lequel le personnage est condamné à l'errance perpétuelle, ce qui correspond à l'atmosphère mélancolique de cette splendide divagation musicale.

Crazy Man Michael
LIEGE AND LIEF
Fairport Convention
Island, 1968

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