La chanson de la semaine

jeudi 4 février 2010

Yo La Tengo


Ici, il est rare de voir passer les anciens. J'en ai pourtant plein ma discothèque. Certains m'encombrent. Des disques achetés sans même une écoute préalable, par goût de la collection, sur la foi d'une légende, d'un culte secret mais fervent, parfois par simple curiosité pour les classiques révérés - voire par volonté de ressembler aux hommes normaux. Je me cherchais. C'est bien. On avance de cette façon, en voulant être toujours plus (parfois quelqu'un d'autre) que ce qu'on était déjà. Illusion trompeuse mais motrice. Seulement, après un certain age, on ne se soucie plus vraiment d'évoluer: notre médiocrité et nous-mêmes cohabitons en harmonie. Alors on vire le superflu et on se replie sur l'essentiel. Constat aberrant sans doute mais imparable: l'essentiel n'est pas ce que les gens disent. Chez moi ce n'est ni le Velvet Underground ni les Stones. Des premiers, j'apprécie l'état d'esprit, le son, l'intention et la descendance (dont je vais d'ailleurs parler), des seconds je me contente de Sticky Fingers (un vrai bon disque celui-là, comme Out Of My Head, néanmoins constitué d'un nombre peut-être trop important de reprises). Mais aucun de ces groupes ne m'est aussi précieux que... Yo La Tengo.

Le groupe d'Ira Kaplan a tout d'un groupe d'ancien critique rock: pas très rythmique, pour ne pas dire mou (mais franchement, on s'en fout), pas rock'n'roll dans l'attitude (revers de la finesse et vice-versa), très sophistiqué et parfois même destiné à un public cérébral. Un groupe constant, toujours discret (force et faiblesse à la fois, retenue élégante et impuissance à sortir du landerneau indé), toujours absolument amical.

Amical. C'est le mot qui résume le mieux ce que j'éprouve à leur égard. Il serait abusif de faire croire au lecteur que Yo La Tengo suscite des réactions extrêmes, une passion violente et aveugle qui change votre vie. Non, Yo La Tengo n'est pas un exemple philosophique de la passion, mais l'illustration d'un concept tout aussi important: la sympathie. Comme le bûcheron est l'ami du bois, Yo La Tengo est l'ami de celui que vous lisez, au sens évidemment particulier que je donne au mot. Je ne connais pas, personnellement, Ira Kaplan, Georgia Hubley ni James McNew, et ne manifeste d'ailleurs pas spécialement le désir de les rencontrer. Mais leurs disques, depuis maintenant plusieurs années, conservent une place spéciale dans ma discothèque: alors que les coups de cœur disparaissent, que les meilleurs s'érodent, que chaque groupe connait des hauts et des bas, mon estime n'a jamais varié pour Yo La Tengo: je ne les ai jamais portés aux nues et ne les ai jamais méprisés. On pourrait en conclure que ce groupe est passe-partout, terne et sans personnalité. On pourrait. La musique est douce, la voix n'est généralement qu'un murmure et le tempo ne s'emballe jamais. Painfull, disait une connaissance, porte bien son nom.

Je conçois en effet que beaucoup trouvent leur disques d'un ennui mortel. J'ai plus souvent écouté Yo La Tengo le soir, voire la nuit, allongé dans mon lit, qu'en pleine journée ou en activité - même si, de toute évidence, leur musique ne devrait être pleinement appréciée qu'en fin d'après-midi (voire, éventuellement, en début de matinée, en tout cas à un moment où la clarté est douce et sereine). Je comprends donc bien certaines réticences puisque moi-même n'ai jamais tenu Yo La Tengo, jusqu'alors, pour un de mes groupes préférés - j'entends, un des dix premiers. Mais alors que je ne les ai pas écoutés tout les jours de ma vie - sauf Fakebook, les premiers temps - Yo La Tengo revient toujours à fréquence raisonnable dans le lecteur ou l'i-pod.

Or, c'est peut-être également parce que je ne les ai pas écoutés tous les jours que je constate aujourd'hui mon immense affection pour ce groupe. A forte dose, cela semble impossible, et d'ailleurs cela n'arrive pas. Mais, pour user d'une métaphore alimentaire, c'est comme boire de l'eau: vous trouvez peut-être que ça n'a pas de goût mais vous avez besoin de cette pureté et de cette fraîcheur parfois, pour revenir à autre chose que les sodas* (ou l'alcool). La comparaison n'est pas flatteuse car l'eau est incolore et inodore - ce qui semble être le parangon de la mauvaise musique - or Yo La Tengo a une couleur, une saveur particulière (qui est toujours la même d'ailleurs), cette suavité délicate de la musique folk américaine baignée dans les volutes électriques de l'indie-rock, une pointe de nostalgie très apprêtée (un aiguillon vous pique parfois le cœur) dans un cocon de tiédeur, mais malgré cela, je la conserve car elle dit en quoi Yo La Tengo semble sain (et donc peu rock'n'roll).

Malheureusement, je vois aussi comme cette métaphore révèle des limites: les gens boivent de l'eau pour se rasséréner et par précaution alimentaire mais s'ils avaient à choisir, ils prendraient quelque chose de plus gouteux. Yo La Tengo serait ainsi un groupe qu'on écoute par défaut, par lassitude du reste, comme s'il ne pouvait exister qu'au négatif, par alternative à des musiques plus catchy ou plus bouleversantes. Or, s'il est vrai qu'à la base Yo La Tengo est l'image même du groupe alternatif, c'est aussi, pour moi, un groupe qui vaut par lui-même, en dehors de toute hiérarchie et de toute comparaison.
En fait, l'aura qu'il diffuse est si bien ancrée en nous qu'on n'a pas besoin de l'écouter souvent: on préférera généralement écouter une musique qui accompagne nos humeurs d'un instant et laisser Yo La Tengo dans un coin de notre tête. Pourtant, dès qu'on s'en sera un peu trop écarté, on y reviendra - chose qu'on ne fera pas forcément avec les autres groupes.

A l'instant même, je pense à Dickens, aux Grandes Espérances, cette célébration des humbles, une des rares qui ne soient empreinte que de gratitude, de bonté et de tendresse (sans l'esprit de vengeance qui souvent accompagne la célébration des humbles), je me sens dans la peau de Pip après avoir tenté l'ascension de la grande société: qu'il est bon de revenir chez soi! Voilà ce qu'évoque pour moi Yo La Tengo, mais cette impression de familiarité est sans doute le résultat des nombreuses implications du groupe dans mon environnement. C'est l'arbre au fond du jardin qu'on voit tous les jours sans jamais bien l'observer mais qu'on ne voudrait pour rien au monde voir disparaître.

Pour les autres, ceux qui ne connaissent pas encore bien, ne vous laissez pas abuser par ces propos gâteux: Yo La Tengo a beau faire partie de mon décors, il s'écoute avant tout avec un plaisir immédiat et même si certains morceaux sont vraiment pépères, ils ont toujours le mérite (à quelques exceptions près) d'accomplir un équilibre, celui de la beauté apollinienne, de la statuaire, de la plastique parfaite, de l'exactitude métronomique. Une forme de perfectionnisme qui satisfait donc l'esprit comme les sens. Mais ce qui est bien plus, c'est que cette impression de réussite, au lieu d'être rigide, est toujours balancée par un sentiment gracile et aérien, une sensation de légèreté discrète, parfois même un vif plaisir et une infime tristesse, presque une nuance non référencée du bonheur (comme sur cet album Fakebook, entièrement acoustique, constitué majoritairement de reprises que les quelques compos originales se paient le culot de surpasser presque). Ils sont timides, ils semblent secondaires, on n'éprouve en les écoutant aucune des sensations fortes du rock et pour ces raisons, ceux qui n'adhèrent jamais qu'aux sentiments entiers ignoreront les nuances de leur artisanat, mais pour les autres, les amoureux des demi-teintes, des impressions incertaines, de l'indécision des sens - alors que la forme, je le répète, est carrée et précise -, leur discographie est un trésor.














***

*like real water in a world of soda pop (Robert Wyatt à propos de Damon and Naomi)

Pour un aperçu condensé mais quand même assez exhaustif de leur discographie, vous pouvez commencer par la compilation Prisonners of Love, sorti en 2005. Deux disques et une seule faute: la longue plage Nuclear War, certainement ce que le groupe a fait de plus pénible.

3 commentaires:

  1. Yo Le Tengo se découvre et redécouvre à l'infini. Le genre de groupe auquel on finit par s'identifier.

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  2. Excellent billet ! Non, je ne dis pas ça pour te flatter (ce n'est pas mon genre), je le pense vraiment. A l'instar de vous deux (Benjamin F & toi), j'aime me replonger dans leur discographie inégale mais toujours intéressante (je les suis depuis "Fakebook" aussi).

    Par contre, le Velvet m'est bien plus précieux encore (découvert via Jesus & Mary Chain et Galaxie 500 à la fin des années 80)

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  3. Merci. Je suis obligé de reconnaître que pour le Velvet c'est une contradiction de ma part, comme lorsque je dis adorer le garage rock sans (presque) jamais écouter Rocky Erikson ou Sky Saxon. Je vais bientôt écrire un billet sur ce genre de paradoxe. Objectivement, sans VU, pas de Galaxie 500, pas de Yo La Tengo, pas de grand chose en fait... Les musiques rock qu'on aime seraient dépouillées de leur part de mystère, d'étrange, de déviances.

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